VARIATIONS SUR LE THÈME PEU LUMINEUX DE L'OPACITÉ
Éloge de l'Opacité
Dialogue opaque
ÉLOGE DE L'OPACITÉ
Même si c'est un frottement proche de la caresse, se
frotter à chaque tenue au regard attentif de ses soeurs et de ses frères est
toujours une épreuve, une épreuve que marque l'usure.
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Car qui dit frottement dit échauffement, grincements
parfois, et enfin usure. L'usure, voilà ce qui nous menace...
Mais essayez d'imaginer un univers sans frottement, sans aucun frottement !
Sans frottement il n'y aurait plus de friction, mais aussi
plus d'adhérence et plus rien ne tiendrait en place: Les écrous se
dévisseraient dans les boulons, les compas danseraient sur leurs pointes, les
lacs d'amour se dénoueraient, les idylles se déferaient, les pas des maîtres,
pas plus assurés que ceux des apprentis se termineraient en glissades
hilarantes, tandis que le maillet s'échappant des mains du V M , irait
percuter, comme dans un jeu de quilles, les maçons vainement cramponnés à de
fuyantes colonnes.
Sans frottement, tout foutrait le camp.
Aussi, le frottement est-il indispensable pour assurer la
cohésion et la stabilité de nos constructions, tant opératives que
spéculatives.
Si tout baignait dans l'huile et que plus rien n'était
soumis à la loi du frottement, nous assisterions à de grands dérapages
incontrôlés.
Vous devez penser que c'est moi qui dérape et que cette
diversion sur le frottement n'a pas d'autre rapport avec le titre annoncé que son opacité.
Eh bien, détrompez-vous, car entre frottement et opacité,
l'analogie est évidente. L'opacité n'est-elle pas à l'optique ce que le
frottement est à la mécanique, une résistance vitale?
L'opacité permet de distinguer les objets épars qui sans
elle, resteraient noyés dans une clarté intense. Mais l'opacité peut
également être source de désagréments et provoquer des échauffements et des
grincements, comme le frottement.
Essayons d'imaginer, comme nous l'avons fait pour le frottement, ce qu'il
adviendrait si plus rien n'était opaque et si tout devenait totalement
transparent.
Plus rien n'aurait de forme et le fond, largement éclairé,
révèlerait son éclatante vérité.
Nous n'aurions plus alors à nous épuiser en vaines
recherches souterraines pour découvrir quelques petites vérités aussi
fragiles que douteuses, puisque triompherait la vérité incontestable, la seule
vérité, la vraie vérité. Abolis, les reliefs trompeurs et les nuances!
Effacés les pavés noirs du carré long! Finis les jeux d'ombre et de lumière
et ces mélanges alchimiques qui égarent le citoyen démocrate, laïque et
républicain dans l'oeuvre au noir ! Au lieu de gravir de pénibles chemins
perdus dans les nuages, nous descendrions, sans ramer, des canaux rectilignes
aux ondes transparentes dont les courants convergents nous conduiraient au
centre du Tout, enfin saisissable.
On ne raconterait plus de contes de fée aux petits enfants,
ni aux grands ces histoires mythiques, ces fausses histoires qui se prétendent
plus vraies que les vraies, car tout désormais serait dit dans des livres
d'histoire écrits par des hommes clairs, honnêtes, justes - respectables quoi
!- qui n'auraient pas recopiés la nuit, à la lueur d'une lampe à huile, des
manuscrits apocryphes retirés des fonds saumâtres d'une mer morte.
Les poètes seraient renvoyés à leurs chimères et Gérard
de Nerval ne pourrait plus dégoiser ces vers:
"Souvent dans l'être obscur
Et comme un oeil naissant couvert par ses paupières
Un pur esprit s'accroît sous l'écorce des pierres !"
La Parole, enfin lumineuse, n'aurait plus, pour se trouver,
à revêtir des mots obscurs, à l'instar du fantôme qui doit se vêtir d'un
drap pour exister, et du fantasme, d'un jupon pour s'exciter.
Les êtres, sans densité, ne seraient plus affectés par ce
qui les traverse, pas plus qu'ils n'affecteraient les choses traversées. A la
question: "How do you do ?", le frère de Bineau vous répondrait
comme un Anglais "How do you do ?", comme si l'on ne se voyait pas,
comme si l'on ne s'était jamais rencontré... Ainsi, aucun risque de se heurter
!
Voilà ce que pourrait être un univers sans opacité,
univers auquel travaillent déjà les adeptes de la transparence, les accrocs du
visible, du déchiffrable, du pénétrable, du dicible, du cogniscible.
Hélas, comme le dit Finkielkraut : "Rien n'est plus néfaste que
l'illusion de la clarté. Nulle ivresse n'est aussi aveuglante que la certitude
absolue".
Contrairement à ce qu'on pourrait croire, c'est l'opacité
qui nous met à l'abri d'une pensée unique, comme c'est l'opacité de notre
obédience qui nous met à l'abri des orthodoxies, de toutes les orthodoxies,
d'où qu'elles viennent. Et paradoxalement, c'est l'excès de transparence qui
peut produire l'opacité recherchée. Par exemple, ce sont ceux qui préconisent
la levée du secret, les "clubistes" (comme les nomme Bruno Étienne),
qui en faisant se noyer les formes dans une lumière trop crue, font
disparaître les plus mystérieuses de la vue du profane.
Si vous ne me croyez pas, écoutez "divers aspects de la
pensée contemporaine", sur France Culture, le dimanche matin. Quand vient
le tour de nos FF clubistes, puisque ce sont eux qui le plus souvent tiennent le
micro, écoutez ! Aucun risque d'entendre la moindre chose sur la réalité
maçonnique. Aucun risque de prosélytisme !
Comme dirait Devos : Trop de lumière ... nuit !
Baisse un peu l'abat-jour disait une chanson d'amour des
années 40, quand les femmes portaient encore des jupons.
Le jupon n'est-il pas à l'érotisme ce que l'opacité est à l'ésotérisme ?
Voir empêche d'imaginer, et l'absence de voile sur l'objet
désiré ôte toute inspiration aux prémices nécessaires à l'acte créateur.
La résistance qu'à chacun des grades, l'opacité oppose au
regard de l'initié lui fait espérer avec plus d'ardeur le moment où les
voiles soulevés par le souffle de l'imaginaire libéreront sa pensée de
l'agitation féconde qui la retient enfermée, comme le vent qui retrousse un
jupon stimule l'ardeur de celui qui spécule sur des trésors inespérés.
La passe est étroite entre les signes opaques de
l'ésotérisme et les dessous de l'érotisme. C'est pourquoi les FF des loges
masculines, de crainte que leur esprit ne coure le cotillon, jettent sur leurs
soeurs le voile opaque de leurs pudeurs. Il en résulte un manque évident de
transparence, une opacité dont les loges mixtes ne sont pas affligées.
DIALOGUE OPAQUE
- Monte vite, on est pressé.
- Qui on ?
- Toi et moi.
- Je ne suis jamais pressé !
- C'est ce que je te reproche...
- Hum !
- Écoute, si tu veux m'énerver je te jette par la fenêtre !
- Laquelle ?
- Quoi laquelle ?
- Quelle fenêtre, pardi ! Il y en a trois !
- Tu as des références ?
- Référence ! Mais regarde bien : fenêtre arrière, fenêtres latérales !
ça fait trois
- Idiot ! je pensais à la loge
- Hé... ce sont des dessins symboliques ! Et puis la loge n'existe pas !
- Comment ? Et la loge n'existe pas.
- Si en titre seulement.
- Écoute, tu divagues, d'ailleurs, notre frère Ange me le disait l'autre soir.
- Laisse Ange tranquille, d'ailleurs il est parti en Corse, hier soir.
- Tranquille ... tranquille ... Ange... Corse...
- Tu es toujours pressé !
- J'aime notre loge avec ses trois fenêtres qui m'ont...
- S'il te plait, écoute-moi, une seconde. Primo, nous ne sommes pas en retard.
Mieux vaut arriver tard que jamais. Écoute-moi, nous allons à une réunion.
C'est ça son nom !
- Et loge alors ?
- C'est le titre du travail de ce matin, une loge se fait et se défait,
- Non, C'est pas ça le titre.
- Je suis calme... attention !
- Tu me menaces maintenant !
- Mon frère aimé, tu as failli rentrer dans la voiture de devant ! Donc une
loge se fait et se défait, c'est une réunion entre frères.
- Et... une fois l'an, il y a des soeurs aussi !
- Juste, maintenant tu me laisses parler ! tu restes silencieux !
- Ha c'est ça... c'est fini... je suis compagnon !
- Vin dieu ! monsieur mon frère est compagnon ! Je disais donc, qu'une loge
n'existe que mo-men-ta-né-ment.
- Il y deux fois men, une fois toi une fois moi ! Ah ha !...
Le silence est vraiment bon !
- Tu as raison, et loge se fait et se défait sur place. Elle est une assemblée
de maçons, le Vénérable ouvre les travaux, un frère parle, les autres
frères écoutent, puis ils discutent.
- Il manque seulement un O.
- Où ça, tu m'as encore coupé la parole !
- Entre écoute et discute !
- Après on vote et on s'en va ! c'est ça une loge !
- Le silence est vraiment bon !
- C'est tout ? et les fenêtres, et le pavé et les colonnes, et...
- Non ! C'est un lieu, on l'appelle un temple où un atelier se réuni pour
ouvrir une loge. Une fois les travaux de la loge terminés, l'atelier peut se
réunir, même dans un couloir.
- Tu le fais exprès, de me remuer dans le cœur...
- Quoi ?
- La Loire, Jeanne...
- Excuse-moi, ce n' était pas intentionnel ! On va arriver bientôt. Hier soir
je voulais écrire quelques mots pour ce matin, je pensais à Nietzsche et j'ai
ouvert Ainsi parlait Zarathoustra. C'est un monument ce bon homme.
- Contradictoire !
- Heureusement, c'est ça la Maçonnerie lorsqu'elle EST franc (ne me coupe pas
la parole, je sais que c'est féminin!)
- Quoi ?
- Rien je te cite une phrase qui m'est restée dans la mémoire :
"Je suis devant ma plus haute montagne et devant mon plus long voyage :
c'est pourquoi il faut que je descende plus bas que je ne suis jamais monté ...
"
- C'est bien juste mais elle ne correspond pas au titre Opacité.
- Non, je te cite, du verbe citer.
- D'ailleurs, c'est souvent "Cité" dans les journaux.
- Entre l'un et l'autre la parole est suspendue.
- Quoi ?
- Nous arriverons sous peu, veux tu que je te lise ma planche ?
- Il était une fois... tu sais, je rêve qu'un jour tout aille mieux. Que tout
soit clair.
- Ce jour-là il faudra retoucher le dictionnaire. Je ne sais pas si notre
frère Émile serait content !
- Quel est le rapport avec Émile ?
- Ce n'est pas le même Émile, lui, le Littré, a travaillé cinq jours,
seulement cinq jours, pour définir le mot "opacité". Tu comprends ?
- Non ! En fait, depuis que je te connais, tu fais toujours éloge de cet Émile
avec son dico...
- Dictionnaire, tu sais "nair" est très à la mode, milieu,
action, et le " nair "de guerre.
- A bien réfléchir, je penses que le frère qui a trouvé le titre aime
beaucoup le verre.
- Pas en loge quand même !
- Plaisante pas ! Ici c'est le verre, plus un peu d'argent au dos, et là, la
lumière se fait voir, ainsi le miroir... le mot opacité, à part la cité, (on
ne revient plus !), est un capteur de la lumière, voilà tout est lié ! Le
haut et le bas. De toute façon la lumière est un corps qui n'a pas de corps !
c'est l'obstacle qui le lui donne.
- C'est encore d' Émile !
- Tu es vraiment un bon frère ! C'est de moi ! C'est vrai qu'il avait reçu la
lumière, mais lui, l'a bien utilisée.
- Chacun par rapport à ce qu'il est...
- Ce qu'il se fait...
- Trop pompeux...
- Tu as raison... nos frères d'atelier nous attendent, et les visiteurs
s'impatientent...
- Et le temple va être chaud, tout ça pour une loge.
- Une loge de bonne tenue.
- Mon frère, ton esprit se réveille, mais fait attention à la route.
- C'est bien tracé.
- Quoi, la route ?
- Non ! Le destin de l'homme.
- Quel est le rapport ?
- Rapport de quoi ? Je pensais à mon grand-père. Lui, était menuisier, mon
père est devenu maçon et moi je deviens opacité pour capter la Lumière !
Éclat de rire, lorsque la voiture s'arrête.