Le Franc Glouton
Pastiche de l'instruction du grade
    Le franc glouton arrive sur scène vêtu
d'une toque blanche d'un tablier blanc de cuistot, il porte à la boutonnière
un badge formé d'un triangle la pointe en bas dans lequel sont dessinées trois
grosses molaires. Il a de l'embonpoint, une trogne de bon vivant.
    Le Tuileur s'assure de sa qualité sur le ton de la
curiosité et de l'étonnement.
Question-     Êtes-vous franc glouton ?
Réponse-      Mes traits me font reconnaître comme
tel !
Q  -    Qu'est-ce qu'un franc glouton ?
R-     C'est un homme libre et de bonne humeur. Et à toutes
ces choses qui donnent du goût à la vie : le foot, la télé, il préfère les
épices et les marrons glacés. C'est un homme vraiment sans préjugé, qui
baffre avec les riches comme avec les pauvres.
Q-     Mais alors qu'est-ce que la franc gloutonnerie ?
R-     La franc gloutonnerie est une société gourmande qui
veut rétablir la bonne cuisine dans l'humanité et qui veut faire régner à
table la fraternité. 
Q-     Quels en sont ses principes ?
R-     La Tolérance de toute écuelle, le Respect de sa
bouffe et de celle d'autrui, la Liberté absolue de bombance.
Q-     Quelle est sa devise ?
R-     Boire, manger, éructer.
Q-     Boire, manger, éructer... ne convient-il pas de
corroborer cette devise par un quatrième terme ?
R-     Oui, chanter !
Q-     Quels sont les devoirs du franc glouton ?
R-     Indépendamment de son devoir de nourrir ses Frères
de table, le franc glouton doit travailler sans relâche à améliorer les repas
élaborés par ceux qui sont à la tête de l'Ordre. Pour ça, il goûte tous
les plats qu'on lui soumet puis il propage autour de lui les recettes qu'il a
acquises. Pour ça, il est prêt à tous les sacrifices.
Q-     Comment peut-on reconnaître un franc glouton ?
R-     A des lignes, rots et attroupements.
Q-     Comment sont les lignes ?
R-     Arrondies, épaisses, voluptueuses.
Q-     Que signifient-elles ?
R-     Ne me le demandez pas! J'aimerais mieux avoir la
gorge tranchée que de révéler les secrets qui m'ont été confiés.
Q-     Voulez-vous montrer l'attroupement au surveillant des
renseignements généraux ?
R-     (Il fait mine de chercher du regard
puis désigne un groupe dans l'assistance) Là! Ils sont là !
Q-     Donnez-moi le rot de passe.
R-     (une tentative de rot )
Q-     Que signifie ce rot ?
R-     C'est le cri du premier homme qui selon la légende
s'est mis à table .
Q-     Pouvez-vous me donner le rot sacré au rite hoqueté,
à l'ail et au hareng fumé ?
R-     (après quelques tentatives de rots
avortés...) Je ne sais ni le sortir, ni le décrire... je ne sais que le
mimer. Si vous parvenez à l'éructer en premier, je pourrai peut-être vous en
éructer un second.
Q-     Que signifie ce rot ?
R-     Satiété, à votre santé ! c'est d'après la
légende adoptée, le grognement d'une des cochonnes de la tante de Salomon
près de laquelle les apprentis gloutons reniflaient le sale air. (il
renifle.)
Q-     Les Francs gloutons n'ont-ils pas d'autres rots de
reconnaissance ?
R-     Il y a encore les rots de semestre. A l'époque de
chaque solstice, le Grand-Rotant adresse aux chefs de table, en flacons
cachetés, deux rots destinés à constater la régularité des gloutons. Ces
rots sont humés à table selon des règles établies ; ils ne doivent être
reniflés qu'à respiration basse, et sans sortir des bocaux bachiques.
Q-     Pour quelle raison vous êtes vous fait recevoir
franc glouton ?
R-     Parce que -d'une façon symbolique- je mangeais dans
les fast-food et que je désirais m'en mettre plein la lampe. (La société au
milieu de laquelle nous vivons n'est qu'à demi civilisée ; les nourritures
essentielles y sont encore entourées de graisse épaisse.)
Q-     Pourquoi vos yeux étaient-ils bandés lorsque vous
avez été introduit à table, le jour de votre première invitation ?
R-     Pour marquer le sens de l'invitation qui est le
passage de la bouffe sans odeur ni saveur à la bouffe odorante des
connaisseurs.
Q-     Que vous a-t-on fait faire à table pendant que vous
aviez le bandeau sur les yeux ?
R-     On m' a interrogé à trois reprises et l'on m'a fait
ingurgiter le contenu de trois grands verres.
Q-     Que contenaient ces trois verres ?
R-     Le premier contenait de l'eau; le deuxième un
excellent "Moulin à vent"; le troisième un rosé de "Pierrefeu".
Auparavant on m'avait enfermé à la cave sur un sac de pommes de terre, devant
un oeuf, une tête de veau et une salière !
Q-     Quelle est la signification des fourchettes dont les
pointes étaient tournées vers vous quand le bandeau vous a été enlevé ?
R-     (avec effroi) Elles
m'annonçaient que les franc gloutons n'hésiteraient pas à me dévorer si
l'envie de manger venait à me passer.
Q-     Les fourchettes qu'ils emploient en diverses
circonstances n'ont-elles pas d'une manière générale une signification
symbolique ?
R-     Oui ! Elles en ont deux : Avant 1789 elles
symbolisaient l'égalité. A cette époque, en effet, les roturiers mangeaient
avec les doigts. Ainsi à table chaque glouton avait droit à une fourchette ;
cette pratique servait à indiquer que tous les baffreurs sont égaux.
Q-     Pourquoi le chef de table qui vous a reçu vous
a-t-il fait remettre une rose destinée à la femme que vous estimez le plus ?
R-     Parce que les franc gloutons -du moins ceux de la
G.O. ... la Gueule Ouverte- n'admettent pas les femmes à leur table, mais ils
ne peuvent pas s'enivrer sans penser à elles !
Q-     Quel est l'emblème de la bavette que vous portez ?
R-     C'est l'emblème de la ripaille ; il rappelle au
franc glouton qu'il peut s'empiffrer sans retenue. La bavette est le véritable
insigne des franc gloutons qui doivent toujours en être revêtus à table .
Q-     Pourquoi les apprentis gloutons se tiennent-ils au
nord de la table?
R-     Le Nord étant le côté le moins chauffé, cette
place rappelle aux apprentis qu'ils n'ont qu'à bien baffrer s'ils veulent se
réchauffer.
Q-     Que signifie la passoire placée au-dessus de la
table, et le gros oeil qui s'y trouve ?
R-     Cette passoire est l'emblème du ventre. Le gros oeil
ouvert figure la gourmandise. Il évoque cette maxime qui remonte à la plus
haute antiquité: " Il faut toujours avoir les yeux plus gros que le ventre
".
Q-     A quelle heure les franc gloutons se mettent-ils à
table?
R-     A midi !
Q-     Pourquoi ?
R-     Midi c'est l'heure gastronomique par excellence !
Q-     A quoi travaillent les apprentis franc gloutons ?
R-     A casser la croûte.
Q-     Que fait-on à table ?
R-     On y combat le régime et la minceur. On y glorifie
l'ivresse et la gourmandise. C'est ce que les anciens formulaires bachiques
traduisent par ces mots : 
               
" On y fait venir l'appétit en mangeant
               
On y creuse sa tombe avec les dents "
Q-     (en désignant le revers de la veste
de l'interrogé) Quel badge avez-vous ?
R-     Trois dents !
Q-     Qu'ambitionnez-vous ?
R-     J'aspire à oublier l'horreur d'avoir été trop
grassement nourri parmi les franc gloutons.
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